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LA VIE LITTÉRAIRE.

fête de Watteau. Les cheveux bouffants, l’oeil vif et noir, le nez un peu retroussé, carré du bout, lea narines friandes, la bouche en arc et creusée aux coins, les joues rondes, il respire une gaieté aimable et fine, avec je ne sais quoi d’attentif et de contenu. Il gravait alors de nombreuses planches dans la manière de Rembrandt et même il fut reçu de l’Académie de peinture sur l’envoi d’une Adoration de bergers, qu’on dit médiocre. À ses grandes planches d’après le Guerchin ou Potter on préfère aujourd’hui les compositions de style familier où il montra son esprit d’observation avec une pointe de fine malice. En ce genre, le Déjeuner de Ferney est son chef-d’œuvre : courtisan de Louis XV, il s’honora en se faisant le courtisan de Voltaire. Il se présenta à Ferney et, comme on hésitait à le recevoir, il fit dire au philosophe qu’étant gentilhomme ordinaire il avait le droit de le voir ; c’était traiter Voltaire en roi. Il rapporta de cette visite la planche dont nous parlons, où Voltaire apparaît si vivant et si étrange sous sa coiffe de nuit, vieux squelette agile, aux yeux de feu, en robe de chambre et en culotte. Et Denon retourne sous le beau ciel de l’Italie où il goûte en délicat la grâce des femmes et la splendeur des arts. La Révolution éclate. Il ne s’émeut guère et dessine sous les orangers.

Tout à coup il apprend que son nom est sur la liste des émigrés, que ses biens sont mis sous séquestre. Il n’hésite pas. Ce voluptueux n’a jamais craint le danger : il rentre en France hardiment. Et il n’a pas tort de se fier en son adroite audace.