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fille et un petit gars qui se ressemblaient comme frère et sœur, tenant à la fois du faubourg et des champs, tous deux les yeux en trou de vrille, que des sourcils en pointe coiffaient drôlement, le visage criblé de taches de rousseur, la bouche fendue jusqu’aux oreilles, l’air effronté, et si réjouis qu’on ne pouvait les voir sans sourire. La fille était habillée de petite indienne à fleurs, le garçon d’une blouse bleue toute neuve. Ils mordaient à pleine bouche dans une tartine de raisiné et buvaient à la régalade à même une grande bouteille.

Comme je les regardais avec curiosité, le jeune gars, se passant la main sur l’estomac et me tendant la bouteille, me cria :

— C’est bon ! En voulez-vous goûter ?

Moins par morgue que par gaucherie, je m’éloignai sans répondre et ne songeai pas que je marquais la distance du couple sylvain au petit bourgeois que j’étais, d’une façon plus insolente encore que la vieille dame en crinoline n’avait marqué la distance de son petit-fils à un enfant errant et inconnu.

Cependant je sentis la faim et vis avec émoi s’allonger les ombres des arbres. Je tirai ma montre et m’aperçus qu’il ne me restait plus