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avait manqué beaucoup de classes, et ses nombreuses maladies avaient creusé des tranchées profondes d’ignorance dans son savoir classique. Il avait l’intelligence lente, la mémoire rebelle et son ingénuité laissait voir toutes grandes les disgrâces de son esprit. Enfin, nous le jugions laid parce qu’il était faible, stupide parce qu’il était timide, méprisable parce qu’il était inoffensif. Il y avait pourtant en Mouron je ne sais quoi de secret, de mystérieux, de profond qui aurait dû nous donner à réfléchir et suspendre notre jugement. Mais la promptitude de notre sottise nous emportait et la coutume s’était établie de railler et de tourmenter Mouron. Moi aussi je me moquais de Mouron. Car alors je respectais aveuglément la coutume. Si j’avais continué, je me déplairais beaucoup, mais j’aurais réussi dans le monde. Je méprisais Mouron, je me forçais à le déprécier et à le contemner, plus coupable et plus sot en cela que personne, si vraiment il n’existait pas entre Mouron et moi l’antipathie naturelle qui le séparait de ses autres condisciples et de ses maîtres. Du moins j’étais sincère. De bonne foi, je tenais Mouron pour un être bien inférieur à moi,