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L’AFFAIRE CRAINQUEBILLE

conscience de sa déchéance. Il se rappela sa force première et ses antiques travaux, ses longues fatigues et ses gains heureux, ses jours innombrables, égaux et pleins ; les cent pas, la nuit, sur le carreau des Halles, en attendant la criée ; les légumes enlevés par brassées et rangés avec art dans la voiture, le petit noir de la mère Théodore avalé tout chaud d’un coup, au pied levé, les brancards empoignés solidement ; son cri, vigoureux comme le chant du coq, déchirant l’air matinal, sa course par les rues populeuses, toute sa vie innocente et rude de cheval humain, qui, durant un demi-siècle, porta, sur son étal roulant, aux citadins brûlés de veilles et de soucis la fraîche moisson des jardins potagers. Et, secouant la tête, il soupira :

— Non ! j’ai plus le courage que j’avais. Je suis fini. Tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se casse. Et puis, depuis mon affaire en justice, je n’ai plus le même caractère. Je suis plus le même homme, quoi !

Enfin il était démoralisé. Un homme dans cet état-là, autant dire que c’est un homme par terre et incapable de se relever. Tous les gens qui passent lui pilent dessus.

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