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— Mon Dieu, mon Seigneur, ô toi qui reçus les sacrifices du jeune Abel, toi qui maudis Caïn, venge, Seigneur, cet innocent pingouin, immolé sur son champ, et fais sentir au meurtrier le poids de ton bras. Est-il crime plus odieux, est-il plus grave offense à ta justice, ô Seigneur, que ce meurtre et ce vol ?

— Prenez garde, mon père, dit Bulloch avec douceur, que ce que vous appelez le meurtre et le vol est en effet la guerre et la conquête, fondements sacrés des empires et sources de toutes les vertus et de toutes les grandeurs humaines. Considérez surtout qu’en blâmant le grand pingouin, vous attaquez la propriété dans son origine et son principe. Je n’aurai pas de peine à vous le démontrer. Cultiver la terre est une chose, posséder la terre en est une autre. Et ces deux choses ne doivent pas être confondues. En matière de propriété, le droit du premier occupant est incertain et mal assis. Le droit de conquête, au contraire, repose sur des fondements solides. Il est le seul respectable parce qu’il est le seul qui se fasse respecter. La propriété a pour unique et glorieuse origine la force. Elle naît et se conserve par la force. En cela elle est auguste et ne cède qu’à une force plus grande. C’est pourquoi il est juste de dire que quiconque possède est noble. Et ce grand homme roux, en assommant un laboureur pour lui prendre son champ,