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— Eh bien, mon père, voulez-vous donc vêtir ces pingouins ?

— Rien n’est plus nécessaire, mon fils, répondit le vieillard. Depuis qu’ils sont incorporés à la famille d’Abraham, ces pingouins participent de la malédiction d’Ève, et ils savent qu’ils sont nus, ce qu’ils ignoraient auparavant. Et il n’est que temps de les vêtir, car voici qu’ils perdent le duvet qui leur restait après leur métamorphose.

— Il est vrai, dit Magis, en promenant ses regards sur le rivage où l’on voyait les pingouins occupés à pêcher la crevette, à cueillir des moules, à chanter ou à dormir ; ils sont nus. Mais ne croyez-vous pas, mon père, qu’il ne vaudrait pas mieux les laisser nus ? Pourquoi les vêtir ? Lors qu’ils porteront des habits et qu’ils seront soumis à la loi morale, ils en prendront un immense orgueil, une basse hypocrisie et une cruauté superflue.

— Se peut-il, mon fils, soupira le vieillard, que vous conceviez si mal les effets de la loi morale à laquelle les gentils eux-mêmes se soumettent ?

— La loi morale, répliqua Magis, oblige les hommes qui sont des bêtes à vivre autrement que des bêtes, ce qui les contrarie sans doute ; mais aussi les flatte et les rassure ; et, comme ils sont orgueilleux, poltrons et avides de joie, ils se soumettent volontiers à des contraintes dont ils