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laitiers les boîtes de fer blanc. Sur une avenue déserte, un vieux cantonnier, assis contre un mur, sa bouteille entre les jambes, mâchait lentement des bouchées de pain avec un peu de fricot, Les présidents des trusts restaient presque tous à leur poste. Quelques-uns accomplirent leur devoir avec une simplicité héroïque. Raphaël Box, le fils du milliardaire martyr, sauta en présidant l’assemblée générale du trust des sucres. On lui fit des funérailles magnifiques ; le cortège dut six fois gravir des décombres ou passer sur des planches les chaussées effondrées.

Les auxiliaires ordinaires des riches, commis, employés, courtiers, agents, leur gardèrent une fidélité inébranlable. À l’échéance, les garçons survivants de la banque sinistrée allèrent présenter leurs effets par les voies bouleversées, dans les immeubles fumants, et plusieurs, pour effectuer leurs encaissements, s’abîmèrent dans les flammes.

Néanmoins, on ne pouvait conserver d’illusions : l’ennemi invisible était maître de la ville. Maintenant le bruit des détonations régnait continu comme le silence, à peine perceptible et d’une insurmontable horreur. Les appareils d’éclairage étant détruits, la ville demeurait plongée toute la nuit dans l’obscurité, et il s’y commettait des violences d’une monstruosité inouïe. Seuls les quartiers populeux, moins