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tains sentaient cruellement la rigueur de leur état ; mais ils le soutenaient par orgueil ou par devoir. Quelques-uns tentaient d’y échapper un moment en secret et par subterfuge. L’un d’eux, Édouard Martin, président du trust des fers, s’habillait parfois en pauvre, allait mendier son pain et se faisait rudoyer par les passants. Un jour qu’il tendait la main sur un pont il se prit de querelle avec un vrai mendiant et, saisi d’une fureur envieuse, l’étrangla.

Comme ils employaient toute leur intelligence dans les affaires, ils ne recherchaient pas les plaisirs de l’esprit. Le théâtre, qui avait été jadis très florissant chez eux, se réduisait maintenant à la pantomime et aux danses comiques. Les pièces à femmes étaient elles-mêmes abandonnées ; le goût s’était perdu des jolies formes et des toilettes brillantes ; on y préférait les culbutes des clowns et la musique des nègres et l’on ne s’enthousiasmait plus qu’à voir défiler sur la scène des diamants au cou des figurantes et des barres d’or portées en triomphe.

Les dames de la richesse étaient assujetties autant que les hommes à une vie respectable. Selon une tendance commune à toutes les civilisations, le sentiment public les érigeait en symboles ; elles devaient représenter par leur faste austère à la fois la grandeur de la fortune et son intangibilité. On avait réformé les vieilles habi-