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tenable : ils ne songent pas assez qu’une mère n’est mère que parce qu’elle aima et qu’elle peut aimer encore. C’est pourtant ainsi, et il serait déplorable qu’il en fût autrement. J’ai remarqué que les filles, au contraire, ne se trompent pas sur la faculté d’aimer de leurs mères ni sur l’emploi qu’elles en font : elles sont des rivales : elles en ont le coup d’œil.

L’insupportable professeur parla longtemps encore, ajoutant les inconvenances aux maladresses, les impertinences aux incivilités, accumulant les incongruités, méprisant ce qui est respectable, respectant ce qui est méprisable ; mais personne ne l’écoutait.

Pendant ce temps, dans sa chambre d’une simplicité sans grâce, dans sa chambre triste de n’être pas aimée, et qui, comme toutes les chambres de jeunes filles, avait la froideur d’un lieu d’attente, Éveline Clarence compulsait des annuaires de clubs et des prospectus d’œuvres, pour y acquérir la connaissance de la société. Certaine que sa mère, confinée dans un monde intellectuel et pauvre, ne saurait ni la mettre en valeur ni la produire, elle se décidait à rechercher elle-même le milieu favorable à son établissement, tout à la fois obstinée et calme, sans rêves, sans illusions, ne voyant dans le mariage qu’une entrée de jeu et un permis de circulation et gardant la conscience la plus lucide des hasards,