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de nouvelles et jouissait d’une paisible considération. Elle avait une fille très jolie et sans dot, qui faisait peur aux invités ; car les Pingouins craignaient comme le feu les demoiselles pauvres. Éveline Clarence s’apercevait de leur réserve, en pénétrait la cause et leur servait le thé d’un air de mépris. Elle se montrait peu, d’ailleurs, aux réceptions, ne causait qu’avec les dames ou les très jeunes gens ; sa présence abrégée et discrète ne gênait pas les causeurs qui pensaient ou qu’étant une jeune fille elle ne comprenait pas, ou qu’ayant vingt-cinq ans elle pouvait tout entendre.

Un jeudi donc, dans le salon de madame Clarence, on parlait de l’amour ; les dames en parlaient avec fierté, délicatesse et mystère ; les hommes avec indiscrétion et fatuité ; chacun s’intéressait à la conversation pour ce qu’il y disait. Il s’y dépensa beaucoup d’esprit ; on lança de brillantes apostrophes et de vives réparties. Mais quand le professeur Haddock se mit à discourir, il assomma tout le monde.

— Il en est de nos idées sur l’amour comme sur le reste, dit-il ; elles reposent sur des habitudes antérieures dont le souvenir même est effacé. En matière de morale, les prescriptions qui ont perdu leur raison d’être, les obligations les plus inutiles, les contraintes les plus nuisibles, les plus cruelles, sont, à cause de leur antiquité profonde et du mystère de leur origine, les moins contestées et