Page:Anatole France - L’Île des Pingouins.djvu/267

Cette page a été validée par deux contributeurs.

que les grands et beaucoup moins craints. Dans tout État policé, la richesse est chose sacrée ; dans les démocraties elle est la seule chose sacrée. Or l’État pingouin était démocratique ; trois ou quatre compagnies financières y exerçaient un pouvoir plus étendu et surtout plus effectif et plus continu que celui des ministres de la république, petits seigneurs qu’elles gouvernaient secrètement, qu’elles obligeaient, par intimidation ou par corruption, à les favoriser aux dépens de l’État, et qu’elles détruisaient par les calomnies de la presse, quand ils restaient honnêtes. Malgré le secret des caisses, il en paraissait assez pour indigner le pays, mais les bourgeois pingouins, des plus gros aux moindres, conçus et enfantés dans le respect de l’argent, et qui tous avaient du bien, soit beaucoup, soit peu, sentaient fortement la solidarité des capitaux et comprenaient que la petite richesse n’est assurée que par la sûreté de la grande. Aussi concevaient-ils pour les milliards israélites comme pour les milliards chrétiens un respect religieux et, l’intérêt étant plus fort chez eux que l’aversion, ils eussent craint autant que la mort de toucher à un seul des cheveux de ces grands juifs qu’ils exécraient. Envers les petits, ils se sentaient moins vérécondieux, et s’ils voyaient quelqu’un de ceux-là à terre, ils le trépignaient. C’est pourquoi la nation entière apprit avec un farouche contentement que le traître était un juif,