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gestas

aux provisions, nu-tête, le chignon tordu sur la nuque, le poussaient avec leurs lourds paniers ou lorsqu’il heurtait, sans la voir, une petite fille serrant dans ses bras un pain énorme. Parfois encore, s’il traversait la chaussée, la voiture du laitier où dansaient en chantant les boîtes de fer-blanc s’arrêtait si près de lui, qu’il sentait sur sa joue le souffle chaud du cheval. Mais, sans hâte, il suivait son chemin, sous les jurons dédaignés du laitier rustique. Certes, sa démarche, assurée sur le bâton de cornouiller, était fière et tranquille. Mais au-dedans le vieil homme chancelait. Il ne lui restait plus rien de l’allégresse matinale. L’alouette qui avait jeté ses trilles joyeux dans son être avec les premières gouttes du vin paillet s’était envolée à tire-d’aile, et maintenant son âme était une rookery brumeuse où les corbeaux croassaient sur les arbres noirs. Il était mortellement triste. Un grand dégoût de lui-même lui soulevait le cœur. La voix de son repentir et de sa honte lui criait : « Cochon ! cochon ! Tu es un cochon ! » Et il admirait cette voix irritée et pure, cette belle voix d’ange qui était en lui mystérieusement et qui répétait :