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gestas

rhumatisme, il va s’appuyant sur ce bâton de cornouiller dont il a usé le fer en vingt années de vagabondage. Car, dans ses aventures nocturnes, il n’a jamais perdu ni sa pipe ni sa canne. Alors, il a l’air très bon et très heureux. Et il l’est en effet. En ce monde, sa plus grande joie, qu’il achète au prix de son sommeil, est d’aller dans les cabarets boire avec les ouvriers le vin blanc du matin. Innocence d’ivrogne : ce vin clair, dans le jour pâle, parmi les blouses blanches des maçons, ce sont là des candeurs qui charment son âme restée naïve dans le vice.

Or, un matin de printemps, ayant de la sorte cheminé de son garni jusqu’au Petit More, Gestas eut la douceur de voir s’ouvrir la porte que surmontait une tête de Sarrasin en fonte peinte et d’aborder le comptoir d’étain dans la compagnie d’amis qu’il ne connaissait pas : toute une escouade d’ouvriers de la Creuse, qui choquaient leurs verres en parlant du pays et faisaient des gabs comme les douze pairs de Charlemagne. Ils buvaient un verre et cassaient une croûte ; quand l’un d’eux avait une bonne idée, il en riait très fort, et, pour la mieux