Page:Anatole France - Jocaste.djvu/13

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
FEUILLETON DU TEMPS
DU 11 OCTOBRE
_____________________________________________





JOCASTE


_____



II


Il est bien vrai qu’Hélène Fellaire avait été élevée pour être riche. Elle se rappelait de son enfance les bas troués, le froid aux pieds, les assiettes de charcuterie qu’elle abominait, les stations sous les portes cochères pendant les déménagements, et le visage allongé de sa mère dans les soirées d’hiver. Elle se rappelait sa mère chantant ou grondant, agitée ou brisée, tourmentée, tourmentante. Une fois, elles étaient toutes deux en voyage. Où cela ? Quand cela ? Hélène ne le savait plus. Ce qu’elle savait, c’est qu’elle était petite alors. C’était la nuit ; sa mère l’ayant tournée contre la ruelle lui avait dit impérieusement : Dors. Puis la pauvre dame avait ôté sa chemise et l’avait lavée dans la cuvette. Hélène s’amusait beaucoup de sa maman entortillée d’un châle sur la peau et savonnant. Mais plus tard, quand elle découvrit que sa mère avait fait cela parce qu’elle était pauvre, elle fut saisie d’effroi.

Elle était, dès sa petite enfance, une affectueuse et délicate créature. Elle s’attendrissait sur toutes les souffrances qu’elle pouvait comprendre. Elle donnait aux petits pauvres des bonbons et des chiffons de poupée. Elle eut en cage un moineau qu’elle bourrait de sucre et qui périt écrasé contre une porte. Ce moineau lui procura des trésors de joie et de douleur. « Praxo éleva un tombeau à sa cigale par qui elle connut qu’on meurt. » Ainsi le poète de l’Anthologie fait parler l’enfant ionienne. Hélène res-

_____________________________________________
   Voir le Temps des 9 et 10 octobre.