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— Il faut se réjouir, dit-elle ; mais notre joie doit être la mâle joie du sacrifice. Désormais les Français ne s’appartiennent plus ; ils se doivent à la révolution qui va changer le monde.

Comme elle parlait ainsi, l’enfant se jeta joyeusement sur ses genoux.

— Regarde, maman ; regarde le beau jardin.

Elle lui dit en l’embrassant :

— Tu as raison, mon Émile ; rien n’est plus sage au monde que de faire un beau jardin.

— Il est vrai, ajouta Germain ; quelle galerie de porphyre et d’or vaut une verte allée ?

Et il se représentait la douceur de conduire à l’ombre des arbres cette jeune femme appuyée à son bras.

— Ah ! s’écria-t-il, en jetant sur elle un regard profond, que m’importent les hommes et les révolutions !

— Non, dit-elle, non ! je ne puis détacher ainsi ma pensée d’un grand peuple qui veut fonder le règne de la justice. Mon attachement aux idées nouvelles vous surprend, Monsieur Germain. Nous ne nous connaissons que depuis peu de temps. Vous ne savez pas que mon père m’apprit à lire dans le Contrat social et dans l’Évangile. Un jour, dans une promenade, il me montra Jean-Jacques. Je n’étais qu’une enfant, mais je fondis en larmes en voyant le visage assombri du plus sage des hommes. J’ai grandi dans la haine des préjugés. Plus tard, mon mari, disciple comme moi de la philosophie de la nature, voulut que notre fils s’appelât Émile et qu’on lui enseignât à travailler de ses mains. Dans sa dernière lettre, écrite il y a trois ans à bord du navire