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en lui murmurant des paroles consolantes.

Pourtant il n’est point consolé. Il la regarde avec des yeux pâles et vides ; ses lèvres molles ont des mouvemens convulsifs et les larmes coulent sans s’arrêter sur ses joues creuses. Alors elle s’assied auprès de lui, lui passe les bras autour du cou et lui dit doucement :

— Mon ami, il est croyable que nous allons mourir tous deux. Mais d’où vient que vous êtes triste quand je suis gaie ? Perdez-vous plus que moi en perdant la vie ?

— Fanny, lui répondit-il, vous êtes jeune, vous êtes riche, vous êtes saine et jolie, et vous perdez beaucoup en perdant la vie ; mais comme vous êtes incapable de réflexion, vous ne savez pas ce que vous perdez. Pour moi, je suis pauvre, je suis vieux, je suis malade ; et m’ôter la vie, c’est m’ôter peu de chose ; mais je suis philosophe et physicien, j’ai la notion de l’être et du non être que vous n’avez point ; et je sais exactement ce que je perds. Voilà, Fanny, d’où vient que je suis triste quand vous êtes gaie.

À ces mots, il essuya ses yeux, se leva en soupirant, prit un petit paquet qui contenait un peu de linge et cinq ou six volumes du baron d’Holbach, d’Helvétius et de Lamettrie, puis il gagna, tout courbé, sa cellule.

Elle le regardait partir, quand Mme de Rochemore la tira par le bras en s’écriant :

— Mon mari vient ici. On l’a vu au greffe. Quel désagrément !

Anatole France.

(À suivre.)