Page:Anatole France - Autels de la peur.djvu/37

Cette page a été validée par deux contributeurs.

FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS
DU 12 MARS 1884

LES AUTELS DE LA PEUR


V.

12 NIVÔSE AN II (1er  janvier 1794)


Fanny d’Avenay est assise, devant son petit secrétaire d’acajou. Son visage semble éclairé par une lueur intérieure ; mais personne n’est là pour en goûter la pureté délicieuse : c’est ainsi qu’elle accomplit sa destinée de fleur solitaire. Minuit sonne. C’est le signe du passage idéal d’une année à l’autre. La mignonne pendule, où rit un Amour doré, annonce que l’année 1793 est finie.

Au moment de la conjonction des aiguilles, un petit fantôme a paru. Émile, sorti du cabinet bleu où il couche, est venu, en chemise, se jeter dans les bras de sa mère et lui souhaiter une bonne année.

— Une bonne année, Émile… Je te remercie. Mais sais-tu ce que c’est qu’une bonne année ?

Il croit savoir ; pourtant elle veut le lui mieux enseigner.

— Une année est bonne, mon chéri, pour ceux qui l’ont passée sans haine et sans peur.

Elle l’embrasse ; elle le porte dans le lit d’où il s’est échappé, puis elle revient s’asseoir devant le petit secrétaire d’acajou. Une lettre est ouverte devant elle ; une lettre qu’un enfant de faubourg est venu, ce soir, nu-pieds dans la neige, lui