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FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS
DU 5 MARS 1884

LES AUTELS DE LA PEUR


II.

9 JUILLET 1790.


Le ciel riait entre deux averses sur le Champ de Mars où, comme des fourmis dans une fourmilière, s’empressaient 200,000 personnes de toutes conditions. Hommes, femmes, vieillards, enfans étaient venus là pour préparer la fête de la Fédération et pour élever de leurs mains l’autel où ils devaient jurer dans cinq jours de vivre ou de mourir libres. Déjà un tertre de vingt pieds s’élevait au centre du vaste champ qu’entourait un cercle de gradins. Devant l’École-Militaire, des ouvriers tendaient de draperies bleu et or la galerie réservée au roi et à l’Assemblée. Du côté opposé, au bord du fleuve, des peintres couvraient de figures et de sentences la charpente d’un grand arc de triomphe à trois portes. La scène était merveilleuse par la vivacité des mouvemens, la bigarrure des habits et la généreuse expression des visages. Des perruquiers en veste bleue, des porteurs d’eau, des abbés, des charbonniers, des capucins, des filles de l’Opéra en robe à fleurs, coiffées de rubans et de plumes, piochaient ensemble la terre sur laquelle ils étaient nés et dans laquelle tous devaient un jour descendre. Un magnétisme inconnu traver-