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sûres enfin d’elles-mêmes, profondes, irrésistibles, majestueuses, s’avancent, petites sources devenues grand fleuve, à travers les riantes vallées de la gloire, vers l’océan lointain de l’avenir.

Celles-ci sont les vrais poètes, les forts. Celles-là sont les poètes que les sécheresses de la réalité, l’amertume des désillusions, la flamme de l’épreuve, l’éblouissement ou le poids de la célébrité suffisent à tuer, ce sont les faibles.

Chez d’autres enfin, moins glorieusement, mais parfois plus heureusement partagés que les poètes, la veine de poésie, pas assez impétueuse pour se dégager et couler libre, imbibe, pénètre et féconde doucement l’être, comme une source souterraine et cachée qui fait verdoyer tout un vallon. Son influence mystérieuse et secrète filtre et revient partout. Dans ta méditation, ô penseur, dans ton style, ô écrivain, dans ton regard, ô jeune fille, dans ton cœur, ô jeune amant, sous toutes ces formes je te retrouve. Dans nos espérances et dans nos enthousiasmes, dans l’émotion et la mélancolie, c’est encore elle. Partout, à ses enchantements, comme Vénus à son sourire, la poésie a trahi sa présence invisible. Elle a changé de nom et d’aspect ; comme la nymphe antique, son urne a tari, elle n’est plus un ruisseau, elle est métamorphosée en éclat et en parfum, son onde est devenue fleur. Fleur de l’idéal, grâce et consolation de l’âme, toute vie sur laquelle tu as une fois brillé, même dans son obscurité, s’entoure d’une vague auréole, car si tu n’es pas la Poésie créatrice, tu en es ou la fille ou le rêve.