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3 mai 18491. — Tu ne t’es jamais senti l’assurance intérieure du génie, le pressentiment de la gloire ni du bonheur. Tu ne t’es jamais vu grand, célèbre, ou seulement époux, père, citoyen influent. Cette indifférence d’avenir, cette défiance complète sont sans doute des signes. Ce que tu rêves est vague, indéfini ; tu ne dois pas vivre parce que tu n’en es maintenant guère capable. — Tiens-toi en ordre ; laisse les vivants vivre et résume tes idées, fais le testament de ta pensée et de ton cœur : c’est ce que tu peux faire de plus utile. Renonce à toi-même et accepte ton calice, avec son miel et son fiel, n’importe. Fais descendre Dieu en toi, embaume-toi de lui par avance, fais de ton âme un temple du Saint-Esprit ; fais de bonnes œuvres, rends les autres heureux et meilleurs.

N’aie plus d’ambition personnelle et alors tu te consoleras de vivre ou de mourir, quoi qu’il advienne.

27 mai 1849. — Être méconnu même par ceux qu’on aime, c’est la coupe d’amertume et la croix de la vie ; c’est là ce qui met sur les lèvres des

1 Quand aucune Indication de lieu n’est donnée, c’est que l’auteur écrit à Genève.