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LES AVENTURIERS DE LA MER


taine s’élança à l’avant avec l’officier de quart et les matelots de service, et l’on entendit coup sur coup se succéder les ordres. J’avais été réveillé par les cris du timonier ; le bruit de pas de ceux qui couraient sur ma tête m’apprit qu’il se passait quelque chose de grave et, à moitié habillé, je me précipitai sur le pont. J’aperçus bientôt la tête blanchissante des brisants : — Y a-t-il du danger ? demandai-je au capitaine. — N’ayez pas peur, voici que nous allons en arrière.

« C’était de la machine qu’il voulait parler, sans doute ; le navire emporté par son erre ne recula malheureusement pas, et quelques secondes après il était précipité sur les récifs de toute sa vitesse, car nous venions de marcher à toute vapeur et avec les voiles sur les mâts. Au choc, le navire abattit un peu sous le vent, puis se releva, et, emporté par les vagues, vînt s’échouer de tout son poids sur les rocs.

« À cette seconde secousse, il sembla qu’il allait se briser en mille pièces. La machine s’arrêta aussitôt, les chaudières ouvertes vomirent la vapeur qui les remplissait, et qui, après avoir inondé la chambre de la machine, s’échappait par tous les panneaux comme un épais nuage blanc. La cheminée était tordue. Il n’y avait pas à espérer de dégager le navire du récif : l’ordre fut donné de préparer les bateaux de sauvetage placés sur les tambours, et de se tenir prêt à amener les autres embarcations. C’était un ordre superflu : à la seconde secousse, le navire était tombé sur le flanc de tribord, du côté du vent, c’est-à-dire du côté d’où venait la mer, qui en un instant eût emmené et fait disparaître la chaloupe, la baleinière et toutes les embarcations du porte-manteau. Dans sa violence elle imprimait des secousses terribles au navire, dont les fonds se brisaient sur le roc avec un bruit effrayant.

« Une vague qui balaya le pont, enleva l’embarcation des tambours de bâbord, l’une de nos dernières espérances ! Le spectacle que présentait le navire était épouvantable. La nuit était noire et froide ; partout c’étaient des gens à moitié nus qui s’attachaient avec la force du désespoir aux mâts, au gréement, aux haubans, à tout ce qui leur était tombé sous la main, et incessamment couverts par les lames qui déferlaient sur le navire. À l’intérieur, tout était plongé dans l’obscurité, tout était en désordre. On n’entendait que le bruit des membrures de la coque, des cloisons, des ponts inférieurs, qui se brisaient avec fracas, des blessés, des désespérés. Oh ! c’était affreux, et ce qui rendait la scène plus affreuse encore, c’est qu’il n’y avait moyen de