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violemment : « Je te massacrerai ! massacrerai ! mass-ssa-ccrre-rrai ! » D’où me vient cette fièvre qui me détraque ? Je suis un morphinomane privé de sa seringue. Il est prêt à tout. Il est « hors de lui » ! Femmes, assassins de l’âme ! Les lois de l’État ne peuvent-elles être psychologiques ? Mais moi, j’ai le droit d’être psychologue ! Je suis le Juge. Juge dans mon propre État. Carmen !… Cécilia ! »

Il restait assis, à regarder dans le soleil du matin la corbeille de tulipes incroyablement rouges, blanches, flambantes. Et il pensait aux heureux et gras Hollandais du vieux temps, qui pouvaient donner tout leur amour, toute leur amitié, toute leur tendresse et tout leur souci à des oignons de tulipes.

— « Précieuses soupapes pour les pressions excessives de l’âme : oignons de tulipes, caniches, canaris, politique, littérature, timbres-poste, monnaies anciennes, bicyclettes, cartes postales illustrées, élevage d’abeilles et poker !

— Tout plutôt que l’unique, la seule réalité, — la femme ? Elle est la réalité qui tue ! Pas moyen de se tromper soi-même. Elle existe, elle agit ! Les autres passions sont serviles, obéissent à notre folie. L’amour des femmes commande à notre folie. Quand il nous tient, nous cessons de sourire de nous mêmes et de nos idoles, nous restons éblouis par la réalité sinistre de l’Objet ! Plus moyen de nous tromper nous-mêmes. L’Objet existe, il agit. »

Ces petites pensées diverses lui donnèrent quelque soulagement, divisèrent la masse compacte de l’ennemi « Cécilia, » percèrent quelques soupapes philosophiques, crrrac !

— Alors il alla chez une fleuriste et envoya à la dame un bouquet de ces tulipes qui donnent leur beauté sans complications.

— Le soir, elle lui dit : « Des tulipes ? Encore une bêtise, une maladresse, qu’est ce que vous y trouvez, à ces tulipes ? »

« J’y trouve, dit-il, qu’on peut leur tordre le cou sans passer en cour d’assises. »