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été que des joies, il recevra sur ses vieux jours, quand il aura perdu sa force, une généreuse provende.

— Un des plus heureux est encore Beethoven. Sourd aux bavardages misérables des autres hommes, il put, sans être dérangé, laisser chanter en lui la symphonie du monde. Il pêchait à la ligne dans le Danube, passionnément, et il était heureux, lorsqu’après des heures d’attente un méchant poisson mordait à son fil. On le tenait pour un poète toqué, mais on le saluait respectueusement. Personne ne le dérangeait ; il pleurait sa peine dans ses adagios, se démenait dans ses finales, souriait mélancoliquement de lui-même et du monde dans ses scherzos. Il goûtait la joie du donateur, du bienfaiteur magnifique de l’inventeur, du créateur, bien qu’il n’en eût pas tout à fait conscience et qu’il pêchât à la ligne dans le Danube.

Au nombre des plus heureux il faut mettre encore les chiens chasseurs de loutres, que de riches propriétaires anglais lâchent en meute le long des ruisseaux. Ils poursuivent les loutres, avec une fureur sauvage, et ne craignent pas de mourir sous leurs dents coupantes comme des rasoirs. Ils ont une haine pathologique pour les loutres qui ne leur ont jamais rien fait, et quand on les lâche, ils sont heureux ! C’est leur volupté de crever sous l’impitoyable dent pointue. À quoi leur servirait leur force, s’ils ne l’usaient dans la chasse aux loutres ? Les chiens sont vraiment les plus heureux, car ils ne connaissent que la haine et la passion. Et quand une loutre leur échappe, leurs yeux sont aussi tristes qu’un adagio de Beethoven. Ils rêvent jour et nuit de la mort des loutres. Ils sont grands, ils ont le poil, sale et hérissé, et des yeux où étincelle leur effroyable et mystérieuse mission. Ces chiens aussi sont organisés pour le bonheur.

— Mais les autres, les infirmes, qui sont tiraillés par le besoin de chaque jour sur le lit de Procuste de la vie, ne peuvent jamais être heureux même pendant une heure. Ils meurent lentement en esclavage, et portent, douloureux et inconscients, le deuil de leur force domptée.

PETER ALTENBERG.
(Traduction Marcel Ray.)