Page:Alquie - Anthologie feminine.djvu/265

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
251
TROISIÈME PÉRIODE

dérobait la vue distincte des montagnes ; mais, confondues avec les nuages, elles n’en étaient que plus redoutables. La tempête grossissait, et, bien qu’un sentiment de terreur s’emparât de mon âme, j’aimais cette foudre du ciel qui confond l’orgueil de l’homme. Nous nous reposâmes un moment dans une espèce de grotte avant de nous hasarder à traverser la partie du lac de Thun qui est entourée de rochers inabordables. C’est dans un lieu pareil que Guillaume Tell sut braver les abîmes et s’attacher à des écueils pour échapper à ses tyrans. Nous aperçûmes alors dans le lointain cette montagne qui porte le nom de la Vierge (Jungfrau) ; aucun voyageur n’a jamais pu gravir jusqu’à son sommet : elle est moins haute que le Mont-Blanc, et cependant elle inspire plus de respect, parce qu’on la sait inaccessible[1].

Nous arrivâmes à Unterseen, et le bruit de l’Aar, qui tombe en cascades autour de cette petite ville, disposait l’âme à des impressions rêveuses. Les étrangers, en grand nombre, étaient logés dans des maisons de paysans, fort propres, mais rustiques. Il était assez piquant de voir se promener dans la rue d’Unterseen de jeunes Parisiens tout à coup transportés dans les vallées de la Suisse ; ils n’entendaient plus que le bruit des torrents, ils ne voyaient plus que des montagnes, et cherchaient si dans ces lieux solitaires ils pourraient s’ennuyer assez pour retourner avec plus de plaisir encore dans le monde.

  1. La Jungfrau fut escaladée pour la première fois, en 1841, par les naturalistes suisses Agassiz, Desor, etc.