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des barricades au bagne

À Toulon, comme à la Guyane ou à la Nouvelle-Calédonie, les forçats-écrivains se chargeaient, moyennant finances, d’accoupler ou de désaccoupler les condamnés « mal mariés ».

Si l’argent fait défaut, ou si l’Administration a voulu que tels et tels condamnés demeurassent accouplés, c’est le heurt sans fin, une existence infernale pour des êtres se détestant, et, cependant, rivés l’un à l’autre.

Commencé à cinq heures et demie du matin, le travail cesse à dix heures pour reprendre à une heure. À dix heures et demie, les condamnés ont regagné leur salle respective et, lorsqu’un coup de sifflet annonce que la gourgane est prête, le couple de corvée se rend à la cuisine pour y prendre le « bouyeau » et le pain. Chaque bouyeau, ou seau, renferme la soupe des dix hommes qui composent un « plat ». On pile les gourganes et, après avoir taillé un peu de pain dans cette purée, on se hâte de la manger.

Il en est ainsi du premier au dernier jour, lesquels se suivent et se ressemblent. La fin de la peine ou la mort peuvent, seules, y apporter un changement.

La gourgane avalée prestement, la plupart des condamnés se livrent à de petits travaux. Mille objets sont ainsi façonnés. Les sculpteurs et graveurs dominent : bagues, broches, pipes, ronds de serviettes, boucles d’oreilles, boîtes, tabatières, etc., etc., sont par eux fabriqués ; corrozzo, os, ivoire, nacre, bois, noyaux de pêche, de cerise, constituent la matière première.

Ces divers objets vont au bazar du bagne, où les visiteurs de l’Arsenal les peuvent acquérir. Les quelques sous que cette vente procure aux condamnés leur permettent d’améliorer une alimentation par trop insuffisante. Tout ce qui vient du bazar est destiné à la cantine : c’est-à-dire que le cantinier du bagne ne tarde pas à s’enrichir, d’autant qu’il est passé maître — et combien facilement — dans l’art du faux poids.

La « fatigue » partie, les Arabes, les « services-intérieur » et moi restons seuls dans l’immense salle ; mais voici deux « rondiers » qui entrent :

24.328 ! appelle l’un d’eux.

J’ai encore un moment d’hésitation : cet effacement