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mémoires d’un communard

Nous atteignîmes enfin la rue Levert et la maison où mon frère m’attendait anxieux, désespérant de me voir arriver sain et sauf. Nous nous embrassâmes avec d’autant plus de force et d’émotion que chacun de nous avait cru à la mort de l’autre.

Cependant, après que se furent calmées nos fraternelles effusions et que nous pûmes envisager la situation, elle nous apparut comme très périlleuse. Notre réunion même diminuait le peu de chances qui nous restaient d’échapper à nos ennemis : si, séparés, il fallait deux opérations policières pour nous appréhender, réunis, il suffisait d’un seul coup de filet.

Décidément, l’amitié et la tactique n’ont pas l’heur de se trop bien concilier. Mais le cœur ayant vaincu la prudence, il fallait en prendre son parti et aviser, ce qui n’était guère commode.

Sans argent, sans papiers nous permettant de sortir de Paris, notre arrestation paraissait inévitable, d’autant que les dénonciations pleuvaient et que Paris n’était plus qu’un infect bas-fond où le mouchard était roi.

La haine, l’appât du lucre et la lâcheté y font merveille : sur vingt personnes il y a cinq délateurs ! Rien n’est plus à craindre, pour un citoyen ayant quelque dignité, que la rencontre d’un visage connu ; aussi, les rues, où ne grouillent ni soldats ni sergents de ville, sont à peu près désertes, et les quelques rares passants filent comme des ombres.

Le surlendemain de mon arrivée rue Levert, mon frère et moi pûmes cependant nous procurer un peu d’argent et un livret, au nom de Roger (Jean-Baptiste), me fut remis. Nous résolûmes alors de partir comme marchands, et nous fîmes faire emplette d’une petite pacotille. Notre première étape devait être Beauvais, où un ami devait nous procurer des passeports ; mais il était dit que nous échouerions au port. Mon frère ne voulut pas quitter Paris sans donner quelques instructions à son concierge, et il commit cette seconde imprudence de lui donner rendez-vous : au lieu du concierge, ce fut la police qui y vint, mais les mouchards eurent l’adresse de se dissimuler, supputant, sans doute, une prise plus importante encore.