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mémoires d’un communard

d’adieu, chacun de nous s’en fut vers l’inconnu[1].

Au moment où j’allais déboucher sur le boulevard Saint-Germain, pour, de là, gagner les quais, et, si possible, le pont d’Austerlitz, je vis, venant en sens inverse, le citoyen Treilhard, directeur-délégué de l’Assistance Publique. Il parut aussi étonné que moi de la rencontre.

— Salut, citoyen Treilhard ; où allez-vous de ce pas ?

— Je vais chez moi, citoyen Allemane.

— Chez vous ! mais, mon ami, vous courez à la mort ! Vous ignorez donc que les Versaillais fusillent sans pitié tous les communards ; qu’ils ne font aucune différence d’âge ou de sexe, d’exaltation ou de modération. Ils tuent pour tuer ! Venez avec moi ; nous allons tenter d’atteindre le Onzième…

— Cela ne m’est pas permis ; il y a, dans ma cave, soigneusement cachés, une quarantaine de mille francs qui appartiennent à l’Assistance publique, et, comme je tiens avant tout à ce que mon honneur ne soit pas terni, je rentre chez moi, afin de rendre mes comptes de gestion.

— Vous avez grand tort ; car non seulement votre honorabilité est inattaquable, mais vous n’aurez même pas la satisfaction que vous désirez : si vous rentrez chez vous, nos ennemis vous fusilleront sans se préoccuper de votre bonne ou mauvaise gestion. Croyez-moi, renoncez à votre projet.

Treilhard, comme des milliers de personnes plus ou moins compromises dans le mouvement communaliste, ne pouvait se résoudre à croire que, de par l’expresse volonté des chefs du gouvernement et de l’armée, Paris dût se transformer en un vaste abattoir, et que la tuerie ne s’arrêterait que lorsque les cadavres amoncelés deviendraient à leur tour un danger pour les tueurs. Il me fit donc un signe de dénégation et s’en fut.

Mes prévisions se devaient malheureusement réaliser : à peine Treilhard était-il rentré chez lui que de bons voisins le dénoncèrent aux troupes d’assassins qui par-

  1. Bestetti fut pris et condamné à la déportation simple. Il est aujourd’hui à Brévannes.