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des barricades au bagne

— Bah ! c’ést peut-être moi qui mourrai le premier : ici, l’âge ne compte pas.

Quelques coups de fusil encore, puis une trombe de fer s’abat sur la barricade. A moitié aveuglé, je cherche des yeux mon pauvre camarade : son corps est déchiqueté, sa tête aux trois quarts emportée. L’ancien barricadier, le héros prolétarien, le compagnon de travail sans peur ni reproche, avait été mis en morceaux, et des lambeaux de sa chair avaient été lancés au loin.

— Vengeons le vieux ! crièrent les survivants, et le combat reprit avec une violence plus grande.

Quant à moi, je n’avais plus qu’une pensée : tuer, tuer encore, tuer sans repos. Ma haine s’exaspérait et la folie du meurtre s’emparait de mon cerveau.

Je vais à la mairie pour y chercher des combattants, mais il n’y a là que quelques vieillards peu disposés à résister ; dans la cour de la Caisse d’épargne, deux chirurgiens, aidés de quelques vaillantes femmes, dont la dévouée citoyenne Benoît, soignent les blessés. Sur la place, les derniers omnibus emportent vers le Onzième une partie des munitions enfermées au Panthéon ; une pluie de fer et de feu tombe autour du monument, sur lequel flotte toujours, malgré les quelques obus qui l’ont menacé de destruction, le rouge drapeau du peuple.

Pendant ce temps, un agent versaillais, appartenant, m’a-t-on assuré, au service de M. Alphand (comme Ferretti, Ducatel, cent autres), fait évacuer les barricades de la rue Gay —Lussac et celle commandant l’entrée de la rue Soufflot : « La poudrière va sauter », dit-il aux fédérés, qui s’étonnent.

La poudrière saute, il est vrai, mais avant le moment indiqué. Là encore la trahison poursuit son œuvre ténébreuse.

Le sol tremble ; quelques soldats s’épouvantent et se précipitent vers les rues de l’Ouest et Madame, mais la panique est de courte durée, et les officiers, au courant de la trahison, ramènent la troupe au combat, devenu plus facile par l’abandon des têtes de rues. Les soldats traversent à nouveau le Luxembourg, se glissent le long des maisons du boulevard Saint-Michel et se précipitent rue Gay-Lussac ; d’autres s’enfoncent dans la rue Royer-Collard, afin de gagner la rue Saint-Jacques et