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seul héritier, pour embêter les autres. Joie de mes amis ! Délire de mes maîtresses ! Cette joie, ce délire me parurent provenir de mobiles louches. Était-ce bien pour moi que ces gens se réjouissaient ? Serait-ce pas uniquement pour eux ? Un léger examen me confirma dans la probabilité numéro deux. Et c’est alors que je pris la virile attitude dont il a été question plus haut.

— Ah ! nous y voilà !

— Je fis mon compte. J’avais vingt-sept amis et dix-huit maîtresses, tous, en apparence, plus charmants, plus dévoués, plus désintéressés les uns que les autres. Dès que j’entrais quelque part : « Tiens ! voilà Émile ! Viens que je t’embrasse, mon petit Mimile ! Bonjour, Émile ! » Et c’étaient des poignées de mains, et des bécots, comme s’il en pleuvait ! Je m’amusai à établir le prix de revient de ces marques d’affection : une poignée de main me revenait, l’une dans l’autre, à 2 fr. 75 ; un bécot, à 11 fr. 30. Ça n’a l’air de rien ; mais, à la fin de l’année, avec ce train de maison, on n’a même plus de quoi donner 3 francs à son facteur… Enrayons ! fis-je d’une voix forte. Et à partir de ce moment, tous les jours que Dieu fit (et il en a fait, le bougre ! comme dit Narcisse Lebeau), je saquai tantôt un ami, tantôt une maîtresse.

— Et allez donc !

— Oh ! je n’agissais pas à l’aveuglette. Je m’étais mis en tête de ne conserver de cette tourbe qu’un ami et une amie, le meilleur et la meilleure ; j’employai le procédé dit sélection par élimination. Vous saisissez ?

— Comme un huissier.

— Chaque jour, c’était la plus fripouille de mes camarades ou la plus rosse de mes bonnes amies que j’exécutais froidement… Si bien qu’au bout de quarante-trois jours je n’avais plus à mon actif qu’un bonhomme et qu’une bonne femme, mais, ces deux-là, la crème des crèmes ! Un garçon fidèle, incapable d’une trahison, m’adorant, et toujours prêt à se fiche à l’eau pour moi ! Une fille exquise, folle de moi, ignorante des questions d’argent : en un mot, m’aimant pour moi-même !