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Patriotisme économique


Lettre à Paul Déroulède
Mon cher Paul.

Vous permettez, n’est-ce pas, que je vous appelle Mon cher Paul, bien que je n’aie jamais eu l’honneur de vous être présenté, pas plus que vous n’eûtes l’avantage de faire ma connaissance ?

Je vous ai rencontré plusieurs fois, drapé d’espérance (laissez-moi poétiser ainsi votre longue redingote verte). Les pans de cette redingote claquaient au vent, tel un drapeau, et vous me plûtes.

Et puis, qu’importent les présentations ? Entre certaines natures, on se comprend tout de suite ; on essuie une larme furtive, on réprime un geste d’espérance et on s’appelle Mon cher Paul.

Comme vous, mon cher Paul, je n’ai rien oublié. Comme vous, je ronge le frein de l’espoir.

J’ai les yeux constamment tournés vers l’Est, au point que cela est très ennuyeux quand je dîne en ville.

Si la maîtresse de maison n’a pas eu la bonne idée de me donner une place exposée à l’Est, je me sens extrêmement gêné.

Passe encore si la place est au Nord ou au Midi ; j’en suis quitte pour diriger mes yeux à droite ou à gauche.

Mais quand on me place en plein Ouest, me voilà contraint de regarder derrière moi, comme si mes voisins me dégoûtaient !

Ah ! c’est une virile altitude que d’avoir les yeux tournés vers l’Est, mais c’est bien gênant, des fois !

Enfin, et pour que vous n’ayez aucun doute à mon égard, j’ajouterai que, selon la prescription du grand Patriote, je n’EN parle jamais, mais j’Y pense toujours.

Cela posé, entrons dans le vif de la question.

Vous devez bien comprendre, mon cher Paul, qu’avec le caractère ci-dessus décrit, j’ai la plus vive impatience de voir Français et Allemands se ruer, s’étriper, s’égueuler comme il sied à la dignité nationale de deux grands peuples voisins.

Il n’y a qu’une chose qui m’embête dans la guerre, c’est sa cherté vraiment incroyable.

On n’a pas idée des milliards dépensés depuis vingt-cinq ans, à nourrir, à armer, à équiper les militaires, à construire des casernes, à blinder des forts, à brûler des poudres avec ou sans fumée.

Tenez, moi qui vous parle, j’ai vu dernièrement, à Toulon, un canon de