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En 1692, la Bruyère, devenu un célèbre écrivain, disait à ceux qui voulaient marcher sur ses traces[1] : « Tel tout d’un coup et sans y avoir pensé la veille, prend du papier, une plume, dit en soi-même : « Je vais faire un livre, » sans autre talent pour écrire que le besoin qu’il a de cinquante pistoles. Je lui crie inutilement : « Prenez une scie, Dioscore (en grec, fils de Jupiter), sciez, ou bien tournez, ou faites une jante de roue ; vous aurez votre salaire. » Il n’y a point d’apprentissage de tous ces métiers. « Copiez donc, transcrivez, soyez au plus correcteur d’imprimerie, n’écrivez point. » Il veut écrire et faire imprimer : et parce qu’on n’envoie pas à l’imprimeur un cahier blanc, il le barbouille de ce qui lui plaît : il écrirait volontiers que la Seine coule à Paris, qu’il y a sept jours dans la semaine, ou que le temps est à la pluie ; et comme ce discours n’est ni contre la religion ni contre l’État, et qu’il ne fera point d’autre désordre dans le public que de lui gâter le goût et l’accoutumer aux choses fades et insipides, il passe à l’examen, il est imprimé et, à la honte du siècle comme pour l’humiliation des bons auteurs, réimprimé. » La Doctrine des mœurs, par le romancier Gomberville, eut tous ces avantages et ces inconvénients. Armé de la méthode de Descartes, la Bruyère saura bien les éviter ; mais comment va-t-il composer son ouvrage ? Un homme qui s’est vanté d’avoir été l’ami de la Bruyère et qui ne fut que son plagiaire, un avocat peu véridique, Brillon[2], dit que l’auteur des Caractères mit dix-huit ou vingt ans à composer son ouvrage, et que pendant tout ce temps-là il fut occupé, soit à l’écrire, soit à se demander s’il le publierait. Il y a du vrai dans ces assertions peu vraisemblables.

Il parut en 1674 un ouvrage d’un beau style et fortement pensé[3], qui exerça sur la Bruyère une influence notable, c’est la Recherche de la vérité, par le P. Malebranche, de l’Oratoire. On a même voulu prouver, par de nombreux rapprochements[4], que la Bruyère avait fait beaucoup d’emprunts à Malebranche. La Bruyère le nie. Ne pouvait-il pas penser après Malebranche des choses vraies que d’autres penseront encore après lui ?

Malebranche était Parisien comme la Bruyère et n’avait que sept ans

  1. Chap. xv, n° 23.
  2. Sentiments critiques sur les Caractères de M. de la Bruyère.
  3. Étude sur Malebranche, par l’abbé Blampignon, Paris, 1862.
  4. Étude sur la Bruyère et Malebranche, par A. Damien ; Paris, chez Durand, 1866.