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Seul arbitre de ce qu’il faisait ou ne faisait point, il pouvait maintenant remplir le vide du temps comme bon lui semblait. Il quitta la maison de la rue Grenier-Saint-Lazare et alla demeurer rue Chapon[1]. Il n’y demeura pas longtemps et vint fixer son domicile rue des Grands-Augustins. Là il vécut à son aise dans une chambre carrelée à neuf et ornée de la belle tapisserie de verdure de Flandre, qu’il avait achetée à la vente du mobilier de son oncle. Il habitait avec toute sa famille et ne s’occupait de rien dans le ménage. C’était sa mère qui faisait tout et payait tout, ainsi qu’on le voit dans les comptes qu’elle rendit à ses enfants, le 14 octobre 1676. M. Servois, qui nous fournit ces détails, a découvert, dans une autre pièce notariée (testament d’Élisabeth de la Bruyère), que notre auteur ne paya pas toujours les notes de son tailleur. C’était pousser un peu loin l’indifférence philosophique. « Un homme fat et ridicule, disait-il[2], porte un long chapeau, un pourpoint à ailerons, des chausses à aiguillettes et des bottines ; il rêve la veille comment il pourra se faire remarquer le jour qui suit. Un philosophe se laisse habiller par son tailleur : il y a autant de faiblesse à fuir la mode qu’à l’affecter. » Molière l’avait déjà dit dans lÉcole des maris[3] ; mais cela n’empêche pas les philosophes de payer leurs dettes. Hâtons-nous d’ajouter que la créance du tailleur était si peu considérable que cela ne valait guère la peine d’en parler, et qu’elle était au compte des trois frères de la Bruyère ; ce qui réduisait la dette de l’aîné à bien peu de chose. En général il tenait ses comptes en règle et jouissait de sa fortune avec ordre et mesure. Aussi était-il content de son sort[4]. « Un homme fort riche peut manger des entremets, faire peindre ses lambris et ses alcôves, jouir d’un palais à la campagne et d’un autre à la ville, avoir un grand équipage, mettre un duc dans sa famille et faire de son fils un grand seigneur. Cela est juste et de son ressort, mais il appartient peut-être à d’autres de vivre contents. »

Le roi de France alors était moins tranquille que la Bruyère : il était aux prises avec presque toute l’Europe. L’invasion de la Hollande était la cause de cette guerre ; l’occupation de Mæstricht et la conquête de la Franche-Comté en étaient les plus sérieux avantages ; le sang cou-

  1. 1) Servois, Notice biographique.
  2. Chap. xiii, n° 11.
  3. Acte I, scène i.
  4. Chap. vi, n° 1.