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dans cette circonstance l’enseigne de l’apothicaire, ancêtre de la famille la Bruyère. Toutefois le philosophe ne pouvait s’expliquer ces fantaisies nobiliaires[1]. « Un homme du peuple, à force d’assurer qu’il a vu un prodige, se persuade faussement qu’il a vu un prodige. Celui qui continue de cacher son âge, pense enfin lui-même être aussi jeune qu’il veut le faire croire aux autres. De même le roturier, qui dit par habitude qu’il tire son origine de quelque ancien baron ou de quelque châtelain, dont il est vrai qu’il ne descend pas, a le plaisir de croire qu’il en descend. »

On finit pourtant par liquider la succession de l’oncle Jean : lors de la vente des meubles du défunt, son filleul retint pour lui une tapisserie de verdure de Flandre et quelques autres meubles et hardes qui lui furent adjugés, la tapisserie pour 1,400 livres, et le reste pour 36 livres 5 sols. Je doute qu’il ait beaucoup pleuré son oncle, mais alors certainement il sécha ses larmes tout comme les autres héritiers[2]. « Il ne faut quelquefois qu’une jolie maison dont on hérite, qu’un beau cheval ou un joli chien dont on se trouve le maître, qu’une tapisserie, qu’une pendule pour adoucir une grande douleur et pour faire moins sentir une grande perte. »

Mme de la Bruyère, la mère, continua en bonne ménagère de diriger la maison. Ou convint de la somme que chacun de ses enfants devait lui payer pour le logement et la pension. Notre auteur payait à sa mère pour son logement, sa nourriture, celle de ses gens, 900 livres par an et de plus la moitié du prix du loyer de l’écurie. Il ne tenait guère au luxe qu’il pouvait alors se permettre : car, à la vente des objets mobiliers de son oncle, il laissa partir le cocher et vendre les chevaux et le carrosse. Son frère Louis, alors éloigné des siens, revint au logis, et « aussitôt, dit M. Servois[3], le cocher de l’oncle défunt est rappelé ; un carrosse neuf remplace sous la porte cochère le carrosse vendu : un jeune et bel attelage entre à l’écurie qu’avaient quittée les vieux chevaux du secrétaire du roi. » Louis de la Bruyère était dans sa vingt-troisième année ; il avait fait son droit et voulait jouir des biens de fortune qui lui étaient échus. Tandis que son frère aîné portait le nom de la famille, il prit qualité des terres du Vendômois qui étaient la propriété indivise des légataires universels, et se fit appeler M. de

  1. Chap, xiv, n° 4.
  2. Chap xi, n° 31.
  3. Notice biographique, p. xxxiii. xxxiv. xxxv.