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appelle l’engagement d’auteur[1], non seulement dans la dialectique de ses Lettres provinciales, mais encore dans la métaphysique de ses Pensées ; malgré son admiration pour le penseur et l’écrivain, il ne voulut pas le prendre pour guide, et voici pourquoi[2] : « Ceux qui sans nous connaître assez pensent mal de nous, ne nous font pas de tort : ce n’est pas nous qu’ils attaquent, c’est le fantôme de leur imagination. » Les fantômes de l’imagination de M. Pascal n’étaient que trop connus. D’ailleurs, ne trouvait-on pas des fantômes semblables dans le monde[3], où le contraire des bruits qui courent, sur les affaires et les personnes, est souvent la vérité[4] ; où, faute d’une attention continuelle à toutes ses paroles, on est exposé à dire, en moins d’une heure, le oui et le non sur la même chose et sur la même personne[5] ; où l’on juge des hommes par une faute qui est unique et souvent ne tire pas à conséquence[6] ; où enfin domine la prévention, mal incurable et ridicule comme celui d’un aveugle qui veut peindre, d’un muet qui s’est chargé d’une harangue, d’un sourd qui veut juger une symphonie ? La Bruyère aimait la vérité simplement, il la voulait chercher tranquillement ; jamais obligé d’avoir raison, toujours en état de céder sans honte et de reconnaître ses erreurs, il prétendait ne se laisser dominer par aucune passion ; et pour juger les hommes et leurs caractères avec les moindres chances d’illusion, il adopta cette méthode impartiale[7] : « La règle de Descartes, qui ne veut pas qu’on décide sur les moindres vérités avant qu’elles ne soient connues clairement et distinctement, est assez belle et assez juste pour devoir s’étendre au jugement que l’on fait des personnes. »

Avec cette méthode, la Bruyère espéra fonder ce qu’il appelle[8] la science des mœurs. L’oncle Jean ne comprenait absolument rien à la philosophie de son neveu ; et dans sa famille on était effrayé des singulières idées de notre auteur ; on en rougissait même comme d’une étrange manie et d’une honteuse oisiveté. Il était l’aîné de la

  1. Discours, sur Théophraste, note de la Bruyère sur Pascal.
  2. Chap. xii, n° 35.
  3. Chap. xii, n° 38.
  4. Chap. xii, n° 37.
  5. Chap. xii, n° 39.
  6. Chap. xii. n° 41.
  7. Chap. xii, n° 42.
  8. Discours sur Théophraste.