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sert également des uns et des autres, employant la facilité de ceux-là pour rendre la vie aimable, et la sévérité de ceux-ci pour rendre la vertu odieuse. Quels excès terribles et quelles armes opposées ! Aveugles enfants d’Adam, que le désir de savoir a précipités dans un abîme d’ignorance, ne trouverez-vous jamais la médiocrité, où la justice, où la vérité, où la droite raison a posé son trône ! » Les femmes mêmes et les gens du monde étaient divisés, et avaient des doctrines contraires sur les points les plus obscurs de la casuistique et de la théologie. Ils expliquaient les faits et les événements de chaque jour selon leur système, ils traitaient d’hypocrites les personnes qui ne partageaient pas leur opinion. Hypocrites, si l’on disait que la grâce suffisante ne suffit pas ; hypocrites, si l’on disait que la grâce efficace ne fait rien ; hypocrites, si l’on trouvait dans Jansénius les cinq propositions condamnées par la cour de Rome ; hypocrites, si on ne les y trouvait pas. On comprend très bien le succès de la comédie de Tartuffe à cette époque, d’autant plus que la grossière scélératesse de l’hypocrite de Molière excusa l’élégante immoralité de Jupiter dans son Amphitryon. La Bruyère voyait l’esprit de secte chez les jansénistes, l’esprit de corps chez les jésuites, dans les deux camps une égale sincérité, et dans leurs mutuelles accusations l’exagération insensée de l’esprit de parti. Il se fatigua de lire leurs livres[1]. « L’on a cette incommodité à essuyer de la lecture des livres faits par des gens de parti et de cabale, que l’on n’y voit pas toujours la vérité. Les faits y sont déguisés, les raisons réciproques n’y sont pas rapportées dans toute leur force, ni avec une entière exactitude, et ce qui use la plus longue patience, il faut lire un grand nombre de termes durs et injurieux que se disent des hommes graves, qui d’un point de doctrine ou d’un fait contesté se font une querelle personnelle. » Ne pouvant trouver la certitude dans le témoignage des personnes aigries l’une contre l’autre et que la passion dominait[2], il détourna les yeux de ces controverses stériles et chercha la justice et la vérité dans d’autres régions plus pures, plus sereines, vers le temple de la science.

La Bruyère voyait dans Pascal une de ces grandes âmes[3] qui font les bonnes têtes et les hommes d’esprit. Il remarqua ce qu’il

  1. Chap. i, n° 58.
  2. Chap. xii, n° 95.
  3. Chap. xi, n° 143.