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sa nature, et j’ose dire par son espèce. Ce qui paraît le moins en lui, c’est son âme ; elle n’agit point, elle ne s’exerce point, elle se repose. »

Mais ces gens-là étaient de gros personnages qu’il fallait respecter[1]. « Tout le monde dit d’un sot qu’il est sot ; personne n’ose le lui dire à lui-même ; il meurt sans le savoir et sans que personne se soit vengé. »

Que dis-je ? Il meurt[2] ? … Les bonnes têtes, les hommes d’esprit meurent, mais « le sot ne meurt point, ou si cela lui arrive selon notre manière de parler, il est vrai de dire qu’il gagne à mourir, et que dans ce moment où les autres meurent, il commence à vivre. Alors l’âme du sot pense, raisonne, infère, conclut, juge, prévoit, fait précisément tout ce qu’elle ne faisait point ; elle se trouve dégagée d’une masse de chair où elle était comme ensevelie sans fonction, sans mouvement, sans aucun du moins qui fût digne d’elle : je dirai presque qu’elle rougit de son propre corps et des organes bruts et imparfaits auxquels elle s’est vue attachée si longtemps, et dont elle n’a pu faire qu’un sot et qu’un stupide ; elle va d’égal avec les grandes âmes, avec celles qui font les bonnes têtes et les hommes d’esprit. L’âme d’Alain, « d’un plat valet, d’un paysan lourdaud comme celui del’École des femmes de Molière « ne se démêle plus d’avec celle de Condé, de Richelieu, de Pascal et de Lingendes ».

L’intempérance de ce spiritualisme cartésien est évidente. La Bruyère s’était laissé entraîner par son enthousiasme de jeune homme bien au delà de la vérité ; cette doctrine qu’il opposait à la bassesse des manieurs d’argent et des faiseurs de contrats, était celle de Cordemoi dans ses discours sur la distinction de l’âme et du corps.

En 1668, pendant les vacances du parlement, Cordemoi avait composé un autre discours dans le même genre et sur un sujet nouveau, le discours physique de la parole. Rien de plus clair que le système de l’auteur : il explique à un point de vue rationnel comment nous parlons. Tout le monde pouvait vérifier par son expérience personnelle les explications qu’il nous donne. Malheureusement c’était trop clair ; Molière eut fort peu de chose à y changer, pour en faire la leçon de prononciation que le maître de philosophie donne à son bourgeois gentilhomme. On dit que Molière emprunta le chapeau bizarre de Rohault, pour en coiffer le maître de philosophie de M. Jourdain. Rohault n’en voulut

  1. Chap. xi, n° 90.
  2. Chap. xi, n° 143.