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d’un héroïsme dont il n’est point capable, et l’ont exhorté à l’impossible. Ainsi le sage qui n’est pas ou qui n’est qu’imaginaire, se trouve naturellement et par lui-même au-dessus de tous les événements et de tous les maux : ni la goutte la plus douloureuse, ni la colique la plus aiguë ne sauraient lui arracher une plainte ; le ciel et la terre peuvent être renversés[1] sans l’entraîner dans leur chute, et il demeurerait ferme sur les ruines de l’univers : pendant que l’homme qui est en effet, sort de son sens, crie, se désespère, étincelle des yeux, et perd la respiration, pour un chien perdu ou pour une porcelaine qui est en pièces. »

Il suffit de lire la Doctrine des Mœurs pour reconnaître que ce jugement de la Bruyère sur le stoïcisme est une critique de ce livre aussi fine que judicieuse. Cependant au milieu de choses fades et insipides dont ce livre est plein, il se dégage une idée juste et pratique, c’est que l’étude des passions et des caractères peut nous apprendre la manière de parvenir à la sagesse. La Bruyère s’en empara : il voulait aussi élever un monument à la Vertu Difficile et faire une galerie de tableaux, qu’on pût aussi appeler la Variée ; mais pour fonder sa science des mœurs, il cherchait une méthode plus originale et plus sûre que celle du romancier Gomberville.

Un jour, dans une réunion chez le nonce Bagne, dit Baillet[2], comme un médecin nommé Chandoux exposait une philosophie nouvelle, M. Descartes lui fit des objections si fortes et si claires que M. de Bérulle en fut étonné. Il reconnut dans M. Descartes le génie du vrai philosophe, et lui fit dès lors une obligation de conscience de publier ses idées. « Ayant reçu de Dieu une force et une pénétration d’esprit avec des lumières qu’il n’avait point accordées à d’autres, il lui rendrait un compte exact de l’emploi de ses talents et serait responsable devant le juge souverain des hommes, du tort qu’il ferait au genre humain en le privant du fruit de ses méditations. » Bérulle alla même jusqu’à assurer Descartes qu’avec des intentions aussi pures et une capacité d’esprit aussi vaste que celle qu’il lui connaissait, Dieu ne manquerait pas de bénir son travail et de le combler de tout le succès qu’il en pouvait attendre. Aussi Descartes eut-il toujours beaucoup de vénération pour le mérite de Bérulle[3], beaucoup

  1. Horace, 1. III, ode 3, v. 7-8.
  2. Vie de Descartes, 1. II, c. xiv.
  3. Ibid., 1. III, c. v.