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point de perfection et de raffinement n’a-t-on pas porté de certains arts et de certaines sciences qui ne devaient point être nécessaires, et qui sont dans le monde comme des remèdes à tous les maux dont notre malice est l’unique source ! »

Vous vous récriez et vous dites : les hommes sont toujours des hommes. « Si les hommes, reprend la Bruyère[1], sont hommes plutôt qu’ours et panthères, s’ils sont équitables, s’ils se font justice à eux-mêmes, et qu’ils la rendent aux autres, que deviennent les lois, leur texte et le prodigieux accablement de leurs commentaires ? Que devient le pétitoire et le possessoire, et tout ce qu’on appelle jurisprudence ? Où se réduisent même ceux qui doivent tout leur relief et toute leur enflure à l’autorité où ils sont établis de faire valoir ces mêmes lois ? Si ces mêmes hommes ont de la droiture et de la sincérité, s’ils sont guéris de la prévention, où sont évanouies les disputes de l’école, la scolastique et les controverses ? S’ils sont tempérants, chastes et modérés, que leur sert le mystérieux jargon de la médecine, et qui est une mine d’or pour ceux qui s’avisent de le parler ? Légistes, docteurs, médecins, quelle chute pour vous si nous pouvions tous nous donner le mot de devenir sages ! »

L’oncle Jean ne goûtait pas cette sagesse présomptueuse : il se sentait malade et craignait de subir bientôt le sort de son frère aîné. Le moraliste était à la fleur de l’âge et se trouvait fort à l’aise[2] pour crier jusque sur les toits : « Que font donc les médecins ? À quoi sert la médecine ? » Jamais les médecins n’ont été plus divisés qu’à cette époque, et ils se traitaient eux-mêmes d’assassins ou de charlatans. Alors la faculté de Paris jouissait de formidables privilèges qu’elle maintenait avec la plus grande énergie. « Les hommes meurent, dit le doyen Guy Patin[3], mais les compagnies ne meurent point : le plus puissant homme qui ait été depuis cent ans en Europe sans avoir la tête couronnée, le cardinal de Richelieu, qui avait rudement traité et secoué le roi d’Espagne, qui avait fait peur à Rome et vu trembler toute la terre devant lui, n’avait pu vaincre l’indépendance de la Faculté. » Fondée, dotée et entretenue par les médecins eux-mêmes, elle ne devait rien à l’État. Juge souveraine de ses décisions, elle

  1. Chap. xii, n° 11.
  2. La médecine au temps de Molière, parle Dr Maurice Reinaud.
  3. Lettre de Guv Patin, éd. Réveillé-Parise, t. I, p. 347.