Page:Allaire - La Bruyère dans la maison de Condé, t. 1, 1886.djvu/48

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ment des figures, de l’usage des grands mots et de la rondeur des périodes. Les juges n’étaient pas dupes de l’action ni de la parole des avocats ; et la Bruyère fut tout surpris de reconnaître qu’au moment précis où il quittait la chaire pour le barreau, l’éloquence profane[1], la seule qui pût s’apprendre, avait quitté le barreau, où elle était à sa place, pour passer à la chaire[2], où elle ne devait pas être. Il avait mal pris son temps ; fort décontenancé, il renonça au métier de la parole.

La science du droit conserva toujours de l’intérêt pour la Bruyère ; c’est la pratique qui l’avait dégoûté. Il ne pouvait admettre qu’une chose qui paraît injuste à la conscience, devienne juste parce que les hommes en sont convenus. « Il est vrai, dit-on, cette somme lui est due, et ce droit lui est acquis. Mais je l’attends à cette petite formalité ; s’il l’oublie, il n’y revient plus et conséquemment il perd la somme, ou incontestablement il est déchu de son droit ; or il oubliera cette formalité. Voilà ce que j’appelle, dit la Bruyère[3], une conscience de praticien. » L’ordonnance de 1667 réforma la procédure civile : c’était un progrès, mais il en restait beaucoup à faire, et d’ailleurs il est des abus qu’on ne pourra jamais réformer : « Une bien belle maxime pour le palais, utile au public et remplie de raison, de sagesse et d’équité, ce serait[4] précisément la contradictoire de celle qui dit que la forme emporte le fond. » L’ordonnance de 1670 réforma aussi bien des abus dans la procédure criminelle ; mais il en restait encore assez pour scandaliser la Bruyère ; il était indigné de ces prétendues découvertes que l’on avait faites pour contraindre les coupables à confesser leurs crimes[5]. « La question est une invention merveilleuse et tout à fait sûre pour perdre un innocent qui a la complexion faible, et sauver un coupable qui est né robuste. » Il maudissait ce progrès et ne pouvait supporter la réputation de ces hommes qui s’étaient rendus célèbres par leur habileté à faire souffrir leurs semblables. De combien de grands hommes dans les différents exercices de la paix et de la guerre aurait-on dû se passer[6] ! À quel

  1. Chap. xv. n° 2.
  2. Chap. xv, n° 2.
  3. Chap. xiv, n° 50.
  4. Chap. xiv, n° 50.
  5. Chap. xiv, n° 51.
  6. Chap. xii, n° 11.