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faire qu’apparoir dans sa maison, s’évanouir et se perdre comme un fantôme dans le sombre de son cabinet ; se cacher au public, éviter le théâtre, le laisser à ceux qui ne courent aucun risque à s’y montrer, qui en ont à peine le loisir, aux Gomons, aux Duhamels. »

Les vrais hommes apostoliques du barreau, ceux dont on pouvait comparer l’éloquence et les mœurs austères à celles des Pères de l’Église, Antoine Lemaître et Claude Pucelle, venaient de mourir, l’un dans la solitude de Port-Royal, l’autre dans toute l’activité d’une brillante carrière[1], tous deux avec l’estime de leurs adversaires. Il ne restait plus, parmi les avocats qu’on pût leur comparer pour la puissance oratoire, que Fourcroy, qui était alors dans toute sa vogue et dont on ne se lassait pas. Il avait[2] ce que le peuple appelle éloquence, c’est-à-dire cette facilité qu’ont quelques hommes de parler seuls et longtemps, jointe à l’emportement du geste, à l’éclat de la voix et à la force des poumons. Il se piquait de talent littéraire : outre son livre sur l’origine du droit[3], qu’il composait alors, il avait publié[4] vingt et un sonnets à M. le prince de Conti, et les sentiments de Pline le jeune sur la poésie ; il était ami de Molière et de Boileau ; il disputait un jour avec Molière en présence de Boileau, qui s’écria : « Qu’est-ce que la raison avec un filet de voix contre une gueule comme celle-là ? » — La Bruyère s’amusa beaucoup à entendre plaider Fourcroy et[5]


                     d’une gueule infernale,
La Chicane en fureur mugir dans la grand’salle.


« La principale partie de l’orateur[6], c’est la probité ; sans elle il dégénère en déclamateur, il déguise ou exagère les faits, il cite faux, il calomnie, il épouse la passion et les haines de ceux pour qui il parle, il est de la classe de ces avocats dont le proverbe dit qu’ils sont payés pour dire des injures. » Ainsi l’éloquence de Fourcroy n’était pas plus la véritable éloquence que celle que les pédants mettent dans le discours oratoire[7], et ne distinguent pas de l’entasse-

  1. Guy Patin, t. III, p. 210.
  2. Chap. I, n° 55.
  3. Paris, 1674, in-12.
  4. 165 et 1660.
  5. Boileau, Satire VIII.
  6. Chap. xiv, n° 49.
  7. Chap, i, n° 55.