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fortifient l’un l’autre. Voici celui de la Bruyère : « Le discours chrétien est devenu un spectacle[1]. Cette tristesse évangélique qui en est l’âme ne s’y remarque plus ; elle est suppléée par les avantages de la mine, par les inflexions de la voix, par la régularité du geste, par le choix des mots et par les longues énumérations. On n’écoute plus sérieusement la parole sainte ; c’est une sorte d’amusement entre mille autres ; c’est un jeu où il y a de l’émulation et des parieurs. »

La Bruyère s’était vite dégoûté du métier de prédicateur et nous en a dit les raisons[2]. D’abord l’éloquence de la chaire est l’œuvre de la grâce divine. La sainteté du prédicateur en fait la plus grande partie. « Pour ce qui y entre d’humain et du talent de l’orateur, c’est chose cachée, connue de peu de personnes et d’une difficile exécution : quel art en ce genre pour plaire en persuadant ! Il faut marcher par des chemins battus, dire ce qui a été dit, et ce que l’on prévoit que vous allez dire. Les matières sont grandes, mais usées et triviales ; les principes sûrs, mais dont les auditeurs pénètrent les conclusions d’une seule vue. Il y entre des sujets qui sont sublimes ; mais qui peut traiter le sublime ? Il y a des mystères que l’on doit expliquer, et qui s’expliquent mieux par une leçon de l’école que par un discours oratoire. La morale même de la chaire, qui comprend une matière aussi vaste et aussi diversifiée que le sont les mœurs des hommes, roule sur les mêmes pivots, retrace les mêmes images, et se prescrit des bornes bien plus étroites que la satire[3] ; après l’invective commune contre les honneurs, les richesses et le plaisir, il ne reste plus à l’orateur qu’à courir à la fin de son discours et à congédier l’assemblée. Si quelquefois on pleure, si on est ému, après avoir fait attention au génie et au caractère de ceux qui fout pleurer, peut-être conviendra-t-on que c’est la matière qui se prêche elle-même, et notre intérêt le plus capital qui se fait sentir ; que c’est moins une véritable éloquence que la ferme poitrine du missionnaire qui nous ébranle et qui cause en nous ces mouvements. Enfin le prédicateur n’est point soutenu, comme l’avocat, par des faits toujours nouveaux, par de différents événements, par des aventures inouïes ; il ne s’exerce point sur les questions douteuses, il ne fait point valoir les violentes conjectures et

  1. Chap. xv, n° 1.
  2. Chap. xv, n° 24 et n° 26.
  3. Les neuf premières satires de Boileau.