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constances ; conciliez un auteur original, ajustez ses principes, tirez vous-même les conclusions. Les premiers commentateurs se sont trouvés dans le cas où je désire que vous soyez : n’empruntez leurs lumières et ne suivez leurs vues qu’où les vôtres seraient trop courtes ; leurs explications ne sont pas à vous, et peuvent aisément vous échapper ; vos observations au contraire naissent de votre esprit et y demeurent : vous les retrouvez plus ordinairement dans la conversation, dans la consultation et dans la dispute. Ayez le plaisir de voir que vous n’êtes arrêté dans la lecture que par les difficultés qui sont invincibles, où les commentateurs et les scoliastes eux-mêmes demeurent court, si fertiles d’ailleurs, si abondants et si chargés d’une vaine et fastueuse érudition dans les endroits clairs, et qui ne font de peine ni à eux ni aux autres. Achevez ainsi de vous convaincre par cette méthode d’étudier, que c’est la paresse des hommes qui a encouragé le pédantisme à grossir plutôt qu’à enrichir les bibliothèques, à faire périr le texte sous le poids des commentaires, et qu’elle a agi en cela contre soi-même et contre ses plus chers intérêts en multipliant les lectures, les recherches et le travail qu’elles cherchent à éviter. »

La pratique des affaires[1] sert plus encore que les livres à former le jugement et à développer le bon sens, qui est le maître de la vie humaine. En faisant son stage pour devenir avocat au parlement de Paris, la Bruyère recueillit, je suppose, quelques observations ; en voici qui sont bien dans le goût de la basoche de ce temps-là :

« Dîne bien, Cléarque, soupe le soir, mets du bois au feu, achète un manteau, tapisse ta chambre[2] : tu n’aimes point ton héritier, tu ne le connais point, tu n’en as point. »

« Jeune, on conserve pour sa vieillesse ; vieux, on épargne pour la mort[3]. L’héritier prodigue paye de superbes funérailles, et dévore le reste. »

« L’avare dépense plus mort en un seul jour, qu’il ne faisait vivant en dix années[4] ; et son héritier plus en dix mois, qu’il n’a su faire lui-même en toute sa vie. »

« Ce que l’on prodigue, on l’ôte à son héritier[5] ; ce que l’on épar-

  1. Cl. Fleury.
  2. Chap. vi, n° 63.
  3. Chap. vi, n° 64.
  4. Chap. vi, n° 65.
  5. Chap. vi, n° 66.