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fait rougir le crucifix, et qu’il n’y a pas d’honnête homme qui ne se fût mis en fureur comme moi ?

— Excepté M. le maréchal, votre père, qui n’aurait point fait ce que vous faites, monsieur.

— Et qu’aurait-il donc fait ?

— Il aurait laissé brûler très-tranquillement ce curé par les autres curés, et m’aurait dit : « Grandchamp, aie soin que mes chevaux aient de l’avoine, et qu’on ne la retire pas ; » ou bien : « Grandchamp, prends bien garde que la pluie ne fasse rouiller mon épée dans le fourreau et ne mouille l’amorce de mes pistolets ; » car M. le maréchal pensait à tout, et ne se mêlait jamais de ce qui ne le regardait pas. C’était son grand principe ; et, comme il était, Dieu merci, aussi bon soldat que général, il avait toujours soin de ses armes comme le premier lansquenet venu, et il n’aurait pas été seul contre trente jeunes gaillards avec une petite épée de bal.

Cinq-Mars sentait fort bien les pesantes épigrammes du bonhomme, et craignait qu’il ne l’eût suivi plus loin que le bois de Chaumont ; mais il ne voulait pas l’apprendre, de peur d’avoir des explications à donner, ou un mensonge à faire ; ou le silence à ordonner, ce qui eût été un aveu et une confidence, il prit le parti de piquer son cheval et de passer devant son vieux domestique ; mais celui-ci n’avait pas fini, et, au lieu de marcher à la droite de son maître, il revint à sa gauche et continua la conversation.

— Croyez-vous, monsieur, par exemple, que je me permette de vous laisser aller où vous voulez sans vous suivre ? Non, monsieur, j’ai trop avant dans l’âme le respect que je dois à madame la marquise pour me mettre dans le cas de m’entendre dire : « Grandchamp, mon fils a été tué d’une balle ou d’un coup d’épée ; pourquoi n’étiez-vous pas devant lui ? » ou bien : « Il a reçu un coup de