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figure brune et son front nu et ridé, couronné de cheveux blancs fort longs ; ses épaules étaient voûtées par l’âge et le travail. Il fut accueilli avec un air de satisfaction et presque de respect par un homme très-grave du groupe noir, qui, sans se découvrir, lui tendit la main.

— Eh bien, mon père Guillaume Leroux, lui dit-il, vous aussi, vous quittez votre ferme de la Chênaie pour la ville quand ce n’est pas jour de marché ? C’est comme si vos bons bœufs se dételaient pour aller à la chasse aux étourneaux, et abandonnaient le labourage pour voir forcer un pauvre lièvre.

— Ma fine, monsieur le comte du Lude, reprit le fermier, queuquefois le lièvre se vient jeter devant iceux ; il m’est advis qu’on veut nous jouer, et je v’nons voir un peu comment.

— Brisons là, mon ami, reprit le comte ; voici M. Fournies l’avocat, qui ne vous trompera pas, car il s’est démis de sa charge de procureur du roi hier au soir, et dorénavant son éloquence ne servira plus qu’à sa noble pensée : vous l’entendrez peut-être aujourd’hui ; mais je le crains autant pour lui que je le souhaite pour l’accusé.

— N’importe, monsieur, la vérité est une passion pour moi, dit Fournier.

C’était un jeune homme d’une extrême pâleur, mais dont le visage était plein de noblesse et d’expression ; ses cheveux blonds, ses yeux bleus, mobiles et très-clairs, sa maigreur et sa taille mince lui donnaient d’abord l’air d’être plus jeune qu’il n’était ; mais son visage pensif et passionné annonçait beaucoup de supériorité, et cette maturité précoce de l’âme que donnent l’étude et l’énergie naturelle. Il portait un habit et un manteau noirs assez courts, à la mode du temps, et, sous son bras gauche, un rouleau de papiers, qu’en parlant il prenait et serrait convulsivement de la main droite, comme un