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Cependant huit ou dix habitants raisonnables de cette petite ville se promenaient ensemble et en silence à travers la foule agitée ; ils semblaient consternés de cette étonnante et soudaine rumeur, et s’interrogeaient du regard à chaque nouveau spectacle de folie qui frappait leurs yeux. Ce mécontentement muet attristait les hommes du peuple et les nombreux paysans venus de leurs campagnes, qui tous cherchaient leur opinion dans les regards des propriétaires, leurs patrons pour la plupart ; ils voyaient que quelque chose de fâcheux se préparait, et avaient recours au seul remède que puisse prendre le sujet ignorant et trompé, la résignation et l’immobilité.

Néanmoins le paysan de France a dans le caractère certaine naïveté moqueuse dont il se sert avec ses égaux souvent, et toujours avec ses supérieurs. Il fait des questions embarrassantes pour le pouvoir, comme le sont celles de l’enfance pour l’âge mûr ; il se rapetisse à l’infini pour que celui qu’il interroge se trouve embarrassé dans sa propre élévation ; il redouble de gaucherie dans les manières et de grossièreté dans les expressions, pour mieux voir le but secret de sa pensée ; tout prend, malgré lui cependant, quelque chose d’insidieux et d’effrayant qui le trahit ; et son sourire sardonique, et la pesanteur affectée avec laquelle il s’appuie sur son long bâton, indiquent trop à quelles espérances il se livre, et quel est le soutien sur lequel il compte.

L’un des plus âgés s’avança suivi de dix ou douze jeunes paysans, ses fils et neveux ; ils portaient tous le grand chapeau et cette blouse bleue, ancien habit des Gaulois que le peuple de France met encore sur tous ses autres vêtements, et qui convient si bien à son climat pluvieux et à ses laborieux usages. Quand il fut à portée des personnages dont nous avons parlé, il ôta son chapeau, et toute sa famille en fit autant : on vit alors sa