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clairait que d’une lumière incertaine ; le ciel se chargeait de nuages épais, et tout disposait à la mélancolie. Quoique Bassompierre n’eût rien de rêveur dans le caractère, la tournure qu’avait prise la conversation du dîner lui revint à la mémoire, et il se mit à repasser en lui-même toute sa vie, et les tristes changements que le nouveau règne y avait apportés, règne qui semblait avoir soufflé sur lui un vent d’infortune : la mort d’une sœur chérie, les désordres de l’héritier de son nom, les pertes de ses terres et de sa faveur, la fin récente de son ami, le maréchal d’Effiat, dont il occupait la chambre, toutes ces pensées lui arrachèrent un soupir involontaire ; il se mit à la fenêtre pour respirer.

En ce moment, il crut entendre du côté du bois la marche d’une troupe de chevaux ; mais le vent qui vint à augmenter le dissuada de cette première pensée, et, tout bruit cessant tout à coup, il l’oublia. Il regarda encore quelque temps tous les feux du château, qui s’éteignirent successivement après avoir serpenté dans les ogives des escaliers et rôdé dans les cours et les écuries ; retombant ensuite sur son grand fauteuil de tapisserie, le coude appuyé sur la table, il se livra profondément à ses réflexions ; et bientôt après tirant de son sein un médaillon qu’il y cachait suspendu à un ruban noir : — Viens, mon bon et vieux maître, viens, dit-il, viens causer avec moi comme tu fis si souvent ; viens, grand roi, oublier ta cour pour le rire d’un ami véritable ; viens, grand homme, me consulter sur l’ambitieuse Autriche ; viens, inconstant chevalier, me parler de la bonhomie de ton amour et de la bonne foi de ton infidélité ; viens, héroïque soldat, me crier encore que je t’offusque au combat ; ah ! que ne l’ai-je fait dans Paris ! que n’ai-je reçu ta blessure ! Avec ton sang, le monde a perdu les bienfaits de ton règne interrompu…