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m’être assuré quelque retraite où, malgré vous-même, je pourrais aller, de ce pas, achever les six mois peut-être qu’il me reste de vie. Ce serait un curieux spectacle pour moi que celui d’un tel règne ! Que répondrez-vous, par exemple, lorsque tous ces petits potentats, se relevant dès que je ne pèserai plus sur eux, viendront à la suite de votre frère vous dire, comme ils l’osèrent à Henri IV sur son trône : « Partagez-nous tous les grands gouvernements à titres héréditaires et souveraineté, nous serons contents ![1] » Vous le ferez, je n’en doute pas, et c’est la moindre chose que vous puissiez accorder à ceux qui vous auront délivré de Richelieu ; et ce sera plus heureux peut-être, car pour gouverner l’Île de France, qu’ils vous laisseront sans doute comme domaine originaire, votre nouveau ministre n’aura pas besoin de tant de papiers. »

En parlant, il poussa avec colère la vaste table qui remplissait presque la chambre, et que surchargeaient des papiers et des portefeuilles sans nombre.

Louis fut tiré de son apathique méditation par l’excès d’audace de ce discours ; il leva la tête et sembla un instant avoir pris une résolution par crainte d’en prendre une autre.

« Eh bien, monsieur, je répondrai que je veux régner par moi seul.

— À la bonne heure, dit Richelieu ; mais je dois vous prévenir que les affaires du moment sont difficiles. Voici l’heure où l’on m’apporte mon travail ordinaire.

— Je m’en charge, reprit Louis, j’ouvrirai les portefeuilles, je donnerai mes ordres.

— Essayez donc, dit Richelieu, je me retire, et, si quelque chose vous arrête, vous m’appellerez.

  1. Mémoires de Sully, 1595.