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le même jusqu’au dernier jour ; il ne rougissait pas d’être un homme, et parlait à des hommes avec force et sensibilité. Eh ! mon Dieu ! je le vois encore embrassant le duc de Guise en carrosse, le jour même de sa mort ; il m’avait fait une de ses spirituelles plaisanteries, et le duc lui dit : « Vous êtes à mon gré un des plus agréables hommes du monde, et notre destin portait que nous fussions l’un à l’autre ; car, si vous n’eussiez été qu’un homme ordinaire, je vous aurais pris à mon service, à quelque prix que c’eût été ; mais, puisque Dieu vous a fait naître un grand roi, il fallait bien que je fusse à vous. » Ah ! grand homme ! tu l’avais bien dit, s’écria Bassompierre les larmes aux yeux, et peut-être un peu animé par les fréquentes rasades qu’il se versait : « Quand vous m’aviez perdu, vous connaîtrez ce que je valais. »

Pendant cette sortie les différents personnages de la table avaient pris des attitudes diverses, selon leurs rôles dans les affaires publiques. L’un des Italiens affectait de causer et de rire tout bas avec la jeune fille de la maréchale ; l’autre prenait soin du vieux abbé sourd, qui, mettant une main derrière son oreille pour mieux entendre, était le seul qui eût l’air attentif ; Cinq-Mars avait repris sa distraction mélancolique après avoir lancé le maréchal, comme on regarde ailleurs après avoir jeté une balle à la paume, jusqu’à ce qu’elle revienne ; son frère aîné faisait les honneurs de la table avec le même calme ; Puy-Laurens regardait avec soin la maîtresse de la maison : il était tout au duc d’Orléans et craignait le Cardinal ; pour la maréchale, elle avait l’air affligé et inquiet ; souvent des mots rudes lui avaient rappelé ou la mort de son mari ou le départ de son fils ; plus souvent encore elle avait craint pour Bassompierre lui-même qu’il ne se compromît, et l’avait poussé plusieurs fois en regardant M. de Launay, qu’elle connaissait peu, et