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— Ah ! moi, je les admire avant qu’ils ne soient écrits, dit le jeune officier ; j’y vois le Dieu dont j’ai trouvé l’image innée dans mon cœur.

— Qui me parle donc d’une manière si affable ? dit le poëte.

— Je suis René Descartes, reprit doucement le militaire.

— Quoi ! monsieur ! s’écria de Thou, seriez-vous assez heureux pour appartenir à l’auteur des Principes ?

— J’en suis l’auteur, dit-il.

— Vous, monsieur ! mais… cependant… pardonnez-moi… mais… n’êtes-vous pas homme d’épée ? dit le conseiller rempli d’étonnement.

— Hé ! monsieur, qu’a de commun la pensée avec l’habit du corps ? Oui, je porte l’épée, et j’étais au siège de La Rochelle ; j’aime la profession des armes, parce qu’elle soutient l’âme dans une région d’idées nobles par le sentiment continuel du sacrifice de la vie ; cependant elle n’occupe pas tout un homme ; on ne peut pas y appliquer ses pensées continuellement : la paix les assoupit. D’ailleurs on a aussi à craindre de les voir interrompues par un coup obscur ou un accident ridicule et intempestif ; et si l’homme est tué au milieu de l’exécution de son plan, la postérité conserve de lui l’idée qu’il n’en avait pas, ou en avait conçu un mauvais ; et c’est désespérant.

De Thou sourit de plaisir en entendant ce langage simple de l’homme supérieur, celui qu’il aimait le mieux après le langage du cœur ; il serra la main du jeune sage de la Touraine, et l’entraîna dans un cabinet voisin avec Corneille, Milton et Molière, et là ils eurent de ces conversations qui font regarder comme perdu le temps qui les précéda et le temps qui doit les suivre.

Il y avait deux heures qu’ils s’enchantaient de leurs