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secouant les plumes de ses ailes divines, il remplissait les airs d’une odeur ineffable, et venait révéler à l’homme l’histoire des cieux ; la révolte de Lucifer revêtu d’une armure de diamant, élevé sur un char brillant comme le soleil, gardé par d’étincelants chérubins, et marchant contre l’Éternel. Mais Emmanuel paraît sur le char vivant du Seigneur, et les deux mille tonnerres de sa main droite roulent jusqu’à l’enfer, avec un bruit épouvantable, l’armée maudite confondue sous les immenses décombres du ciel démantelé.

Cette fois on se leva, et tout fut interrompu, car les scrupules religieux étaient venus se liguer avec le faux goût ; on n’entendait que des exclamations qui obligèrent la maîtresse de la maison à se lever aussi pour s’efforcer de les cacher à l’auteur. Ce ne fut pas difficile, car il était tout entier absorbé par la hauteur de ses pensées ; son génie n’avait plus rien de commun avec la terre dans ce moment ; et, quand il rouvrit ses yeux sur ceux qui l’entouraient, il trouva près de lui quatre admirateurs dont la voix se fit mieux entendre que celle de l’assemblée.

Corneille lui dit cependant :

— Écoutez-moi. Si vous voulez la gloire présente, ne l’espérez pas d’un aussi bel ouvrage. La poésie pure est sentie par bien peu d’âmes ; il faut, pour le vulgaire des hommes, qu’elle s’allie à l’intérêt presque physique du drame. J’avais été tenté de faire un poëme de Polyeucte ; mais je couperai ce sujet : j’en retrancherai les cieux, et ce ne sera qu’une tragédie.

— Que m’importe la gloire du moment ! répondit Milton ; je ne songe point au succès : je chante parce que je me sens poëte ; je vais où l’inspiration m’entraîne ; ce qu’elle produit est toujours bien. Quand on ne devrait lire ces vers que cent ans après ma mort, je les ferais toujours.